Chili, changement d'époque

La Revue Nouvelle n°5/2021
Première édition

Le Chili a fait face à un soulèvement social marqué notamment par le rejet des principes néoliberaux hérités de la dictature. Ce dossier revient sur ce mouvement, sur le compromis politique et sur le processus constitutionnel qu'il a engendrés. S’agit-il d’un changement d’époque pour les Chilien·ne·s ? Lire la suite

Le 5 octobre 1988, le refus de la dictature, affirmé par la victoire du No, constituait pour le Chili la première étape d'un processus de transition démocratique chèrement obtenu par les partis de l’opposition au général Pinochet. La tâche s’avérait ardue tant étaient nombreux les verrous mis en place par la junte militaire pour garantir le maintien de son héritage. C’est d’ailleurs dans ce contexte que les partis de la démocratie entamèrent un travail de mémoire difficile avec pour objectif d’éclaircir, de juger et de condamner les violations des droits de l’homme perpétrées pendant la dictature. « La conscience morale du Chili exige que la vérité soit clarifiée et que justice soit rendue, dans la mesure du possible », déclara le président démocrate-chrétien Patricio Aylwin en 1990. Cette déclaration, courageuse vu le contexte fragile de retour à la démocratie, reconnaissait cependant une forme d’(auto)limitation et de prudence qui préfigurait le Chili post-Pinochet.

Car au-delà de la question sensible de la violation des droits humains, cette prudence a bel et bien caractérisé d’autres aspects de la vie politique chilienne ces trente dernières années. Le pays a pourtant profondément évolué depuis les années 1990. Il s’est incontestablement modernisé. Il a drastiquement fait chuter la pauvreté. Il a diminué l’influence d’un conservatisme moral étouffant. Il s’est repositionné sur la scène internationale et s’est assuré que les forces armées respectent les institutions démocratiques. Par contre, la prudence est restée de mise quand il s’est agi de réformer le cadre de l’orthodoxie néolibérale imposé pendant la dictature.

Or, en 2006, une jeunesse née à la fin de la dictature va commencer à faire entendre le son de la contestation. Les mots égalité, solidarité, protection sociale, gratuité ont commencé à bousculer le narratif néolibéral chilien dont l’idéologie est marquée par l’individualisme, la méfiance envers l’État et la compétition. La prudence et « les limites du possible » exprimées par les gouvernements de la transition démocratique devenaient peu à peu des concepts inaudibles.

Plus encore, ces concepts étaient considérés comme les garants de la préservation des privilèges d’une élite économique et politique. Les quelques grandes affaires de corruption et de scandales financiers terminèrent d’entamer la légitimité des partis traditionnels au moment où émergeait un nouvel acteur politique (El Frente amplio) composé des leadeurs de la contestation estudiantine.

C’est ainsi que la remise en cause du modèle néolibéral s’est accompagnée ces dernières années de la critique des « élites ». Patricio Fernandez, ancien directeur du journal progressiste (et satirique) The Clinic résume judicieusement la conjonction de ces frustrations qui débouchèrent sur le soulèvement social du 19 octobre 2019.

« Peu de gens remettent en question le fait que l’orthodoxie néolibérale — celle qui a marqué le modèle de développement pendant quarante ans — est arrivée à son terme. La tonalité des conversations a changé. Aujourd’hui, personne ne pense que ce sont les forces du marché qui, sans régulation, vont résoudre cette crise. Le temps de la politique est de retour, au moment même où les hommes et femmes politiques sont profondément discrédités. Historiquement, pouvoir politique et secret ont été deux frères inséparables. On évaluait les résultats et non la manière de faire. L’environnement de délibération n’incluait pas les gouvernés. Peu de médias d’information existaient et ils étaient intégrés dans le cercle du pouvoir. Dans ces conditions, il n’était pas compliqué de contrôler l’information. Il y avait certaines choses que "les notables" ne diffusaient pas.

La technologie a maintenant permis que “n’importe qui” publie ce qu’il voit, sait, suspecte. Le respect pour les notables de la politique s’est effondré. Les Chiliens ont ainsi découvert que beaucoup de prêtres, prêchant la chasteté et encourageant l’homophobie, étaient eux-mêmes homosexuels, et que nombre d’entre eux abusaient sexuellement des enfants que les parents leur confiaient parce qu’ils leur faisaient confiance. Les Chiliens ont découvert que les lois étaient votées au congrès dans l’intérêt de ceux qui finançaient les campagnes électorales. Que les commandants en chef de l’armée vivaient dans un luxe inouï, que la police n’était pas l’institution incorruptible vantée devant le reste de l’Amérique latine, que les prix du poulet, du papier toilette et même des médicaments étaient fixés illégalement, en catimini, pendant que beaucoup de personnes âgées pauvres se suicidaient, fatiguées de devoir lutter pour les obtenir. Le pouvoir est dès lors devenu un synonyme d’abus.

C’est pour cela que l’explosion sociale pointa en premier lieu la responsabilité des élites. Parce ce que ce qui était autrefois considéré comme de la primauté ou de la préséance est aujourd’hui considéré comme un privilège. Pour beaucoup, ce fut comme sortir d’un long sommeil. Le Chili s’est réveillé, ce fut le premier grand cri de l’explosion sociale. »

Voilà pour le cadre général de ce dossier qui analyse plus profondément les ressorts du soulèvement social chilien et détaille la sortie de crise négociée entre partis politiques afin de doter le Chili d’une nouvelle constitution.

François Reman explique le long chemin entre les premières mobilisations de 2006 et l’élection de cette assemblée constituante en 2021. Car c’est bien, en partie, la réforme du modèle néolibéral qui va se jouer dans ce processus constitutionnel. Un modèle dont Fernando Alvear nous relate la longue trajectoire et la manière avec laquelle il a épuisé la société chilienne et généré, de la sorte, un nouveau clivage antiestablishment.

Paulina Pavez développe comment le mouvement féministe chilien — et singulièrement le collectif Las Tesis — a inscrit ses revendications et ses demandes de changement dans le soulèvement social. Pour l’autrice, l’impact global de cette mobilisation, comme celle de la « marea verde » en Argentine pour la dépénalisation de l’avortement et celle de « Ni una menos » contre le féminicide, a fait de l’Amérique latine et du Chili le lieu de naissance d’une « nouvelle vague féministe » disposant d’une capacité étendue et globale à lutter contre le féminicide et à défendre la liberté des femmes à disposer de leurs corps.

Jorge Magasich porte un regard d’historien sur les trois constitutions (1833, 1925 et 1980) que le Chili a connues en présentant les secteurs sociaux qui les ont portés, les méthodes qu’ils ont utilisées pour les imposer, ainsi que l’essentiel de leurs contenus. Il reconnait d’ailleurs que la constitution qui sera prochainement rédigée est la première qui procède d’un débat, avec une importante participation de la société.

Enfin, Xavier Dupret analyse les causes de la fracture sociale engendrée par le néolibéralisme chilien. C’est en raison d’orientations en matière de politiques économique et sociale que la pauvreté monétaire n’est, au Chili, contrebalancée par aucun mécanisme correcteur lié à la progressivité de l’impôt. Or, aucune politique sociale ne pourra se consolider sans une véritable réforme fiscale.

À la lecture de ce dossier, il y a lieu d’être optimiste quant au contenu de la nouvelle constitution, laquelle en tout état de cause va porter un projet de refondation de la société plus social, inclusif et solidaire. Mais il faut être attentif aux nombreuses incertitudes liées à la recomposition du paysage politique. Le changement d’époque est cependant à portée de main.


Spécifications


Éditeur
La Revue nouvelle
Marque d'éditeur
Anthemis
Auteur
La Revue Nouvelle,
Revue
La Revue Nouvelle
ISSN
00353809
Langue
français
Catégorie (éditeur)
Sciences économiques et sociales > Sciences politiques et sociales
Code publique Onix
06 Professionnel et académique
Date de première publication du titre
13 juillet 2021
Type d'ouvrage
Numéro de revue

Paperback


Date de publication
01 janvier 2004
ISBN-13
9782874634765
Ampleur
Nombre de pages de contenu principal : 322
Code interne
287463476X
Format
16 x 24 x 1,7 cm
Poids
524 grammes
Prix
24,00 €
ONIX XML
Version 2.1, Version 3

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Sommaire


Introduction 05

Chapitre I. Contextualisation et conceptualisation de l’économie populaire 12
1- Les problématiques des rapports entre le secteur informel, la pauvreté et l’économie populaire : le débat des années 1970 12
2- Évolution de la perception : le secteur informel comme économie populaire et la lecture des réalités de la pauvreté 19
3- L’économie populaire et les acteurs populaires 23
4- Construction de l’économie populaire à Madagascar 25
5- Économie populaire, institutionnalisation, pratiques socioculturelles 28
6- Le poids de l’histoire économique et sociale dans l’économie populaire 29
7- Attachement aux valeurs morales et culturelles 31
8- L’articulation villes-campagnes 32

Chapitre II. Aux origines de l’économie populaire à Madagascar : peuplement, territoires et communautés jusqu’au XVIIIe siècle 35
1- Le peuplement de Madagascar : une rencontre de civilisations différentes 35
2- Communautés et territoires : les origines du fokonolona 40
3- L’émergence du royaume merina au XVIIe et XVIIIe siècles 44
4- Les réformes au début du XIXe siècles sous Andrianampoinimerina 45
5- L’évolution socio-économique sous Andrianampoinimerina 49
6- Tentatives de modernisation et d’industrialisation en Imerina depuis Radama Ier 52
7- L’impact des tentatives d’industrialisation sur l’économie communautaire et le monde paysan 55
8- Autres aspects et contradictions des politiques de modernisation 58
9- Changement et continuité sous le pouvoir merina 59

Chapitre III. La période coloniale de 1896 à 1960 : l’économie populaire face aux changements politique et socio-économique 63
1- Pacification des Hautes terres et conquêtes de l’Île 63
2- La réforme du fokonolona et la mise en place du système colonial 68
3- Mainmise économique coloniale, réforme foncière et expansion de l’économie coloniale 71
4- Impacts de l’économie coloniale sur l’économie populaire et réactions des populations 76
5- La recomposition de l’économie communautaire et l’affirmation de l’économie populaire dans l’entre deux guerres 80
6- La Seconde Guerre Mondiale, l’insurrection de 1947 et leur impact sur l’évolution de l’économie Populaire 85

Chapitre IV. Économie populaire, modernisation et instabilité politique et économique de 1960 à nos jours 94
1- L’héritage colonial de 1960 à 1975 94
2- Politisation et orientations contradictoires de la réforme du fokonolona de 1972 à 1975 98
3- Le projet socialiste de fokonolona dans un contexte de désorganisation économique et de crise sociale (1975-1982) 102
4- L’imposition de l’ajustement et son impact sur le secteur moderne de l’économie, la formation des revenus et la pauvreté 109
5- Crise politique, crise économique et recomposition sociale depuis 1980 : entre secteur informel et économie populaire 113
6- L’approche des réalités des années 1980-1990 en terme d’économie populaire 116
7- Fokonolona, fihavanana, tanindrazana dans l’économie populaire rurale depuis les années 1980 120
8- Fokontany, vadin’asa et fihavanana : l’évolution de l’économie populaire urbaine depuis les années 1980 124


Chapitre V. L’économie populaire d’après les enquêtes dans le fokontany de Tsarahonenana dans la commune rurale de Masindray 129
1- Historique de la Commune rurale de Masindray 129
2- Les données et caracteristique socio-économiques de la commune de Masindray 133
3- La notion de vadin’asa en termes d’économie populaire 141
4- Les acteurs populaires à Masindray : les tompontany et les mpiavy 152
5- La reproduction des liens sociaux en milieu rural : une composante majeure de l’économie populaire 157

Chapitre VI. L’économie populaire d’après les enquêtes dans la commune urbaine d’Anosibe 164
1- Présentation du fokontany d’Anosibe 164
2- Anosibe, lieu d’adaptabilité sociale 166
3- Anosibe, lieu d’économie populaire par excellence 168
4- Le rôle du tanindrazana dans la reproduction des liens sociaux pour les acteurs populaires urbains 177
5- Le tanindrazana, au cœur de l’articulation villes-campagnes 184

Chapitre VII. Dimensions socioculturelles de l’économie populaire à Masindray et à Anosibe 186
1-Commune de Masindray : respect de la tradition et insertion dans la modernité 186
Poids du fomban-drazana 186
Importance des sectes et de la religion chrétienne 198
Impacts des fomban-drazana sur l’économie populaire en milieu rural 203
2- Anosibe, espace de reconstructions culturelles 208
Lieu d’adaptabilité et de confrontation culturelle 208

Chapitre VIII. L’approche historico-théorique de l’économie populaire 215
1- L’importance d’une approche interdisciplinaire et historique de l’économie populaire 215
2- Le cadre conceptuel proposé par F. Braudel : un rappel de son intérêt pour le développement 216
3- L’analyse historique de l’économie populaire à Madagascar, le rapport avec le cadre proposé par F. Braudel 218
4- Pratiques populaires, fihavanana, réciprocité et réseaux 224
5- Acteurs populaires, culture de la mémoire, sectes et religions 231
6- Le caractère symbolique du territoire, le local et le tanindrazana 234
7- Les acteurs de l’économie populaire, le fokonolona et le genre 236
8- L’économie populaire et l’articulation villes-campagnes 238
9- Remarques finales : l’économie populaire sous le regard de K. Polanyi 240

Conclusion 243
Glossaire 248
Bibliographie 250