Depuis sa création, il y a près de deux siècles, la monarchie belge a connu bien des vicissitudes. Snobé par les grandes puissances, Léopold Ier dut batailler ferme pour imposer la jeune Belgique sur la scène internationale[Defrance O., Léopold Ier et le clan Cobourg, Bruxelles, 2004, 372 p. et Deneckere G., Leopold I – De eerste koning van Europa, Antwerpen, 2012, 736 p.]]. La politique de son fils Léopold II, le « roi du Congo », fut la cible de nombreuses critiques tant à l'intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières. Après la page légendaire du règne d’Albert, le Roi-Chevalier perçu comme un héros, les décisions de son héritier Léopold III en 1940 provoquèrent une crise de régime qui dura cinq années. Dans un pays en proie aux luttes communautaires, le roi Baudouin fut pour certains un rempart contre le séparatisme. Il demeure pour d’autres celui qui refusa de signer la loi dépénalisant l’avortement. Ses successeurs connaissent des règnes moins mouvementés, se tenant de plus en plus en retrait de la vie politique du pays. Comme dans les autres monarchies européennes, leur rôle semble s’être émoussé. Air du temps, mais aussi question de survie, sans doute. S’intéresse-t-on d’ailleurs encore au roi ou à la famille royale ? Il semble que oui, la monarchie fait toujours vendre. Des livres, des documentaires télévisuels, auxquels s’ajoutent des revues ou des émissions qui leur sont entièrement dédiées, apparaissent régulièrement, en quantité, mais aussi de qualité variable. En Belgique francophone, on trouve des histoires savamment romancées, plus rarement des analyses critiques. Comme si les médias du sud du pays ne voulaient pas abimer l’image du roi et de sa famille. De son côté, le palais veille à ce que l’institution monarchique soit la plus lisse possible, même si on ne peut éviter quelques couacs, comme l’affaire Boël ou les frasques du prince Laurent.
Si ce fut quelques fois malgré elle, la monarchie belge s’est trouvée au cœur de l’actualité au cours de ces derniers mois. Citons quelques exemples marquants. En premier, évoquons le contexte politique qui la concerne directement puisqu’il y est question du rôle du roi au sein du pouvoir exécutif. Le 26 mai 2019, ont eu lieu les dernières élections fédérales. Depuis lors (nous sommes en mai 2020), les différents partis, et leurs présidents, éprouvent bien des difficultés à sortir d’une impasse qui rappelle fâcheusement le scénario de 2010 : la difficile formation d’un gouvernement. On se souvient de cette longue crise et du discours du roi Albert II du 21 juillet 2011, au cours duquel le souverain fustigeait l’attitude des hommes politiques, leur reprochant sans fard leur manque de sens de l’État. L’attitude du roi avait alors été saluée par beaucoup de Belges. Le souverain était perçu comme l’ultime garant de la nation, même si certains pensaient qu’il était un peu sorti de son rôle. Il avait fallu attendre le 6 décembre 2011 pour qu’Elio Di Rupo prête serment devant le roi en tant que nouveau Premier ministre. Cette fois-ci, c’est Philippe qui est en scène. Nouveau roi, nouveau style ? Aurons-nous droit à une attitude du fils similaire à celle de son père si la crise se prolongeait ? Jusqu’à la crise sanitaire, le roi a consulté, désigné des informateurs et autres démineurs, mais sans succès. Il semble rester dans son rôle[Sur le rôle du souverain en Belgique et la manière dont il l’a exercé depuis 1831 (jusqu’à Baudouin), nous conseillons la lecture de Stengers J., L’action du Roi en Belgique depuis 1831. Pouvoir et influence, Paris-Louvain-la-Neuve, 1992, 390 p.]], même si certains estiment qu’il a tout fait pour éviter de laisser la main à la N-VA (parti nationaliste et antimonarchiste flamand). La crise du coronavirus a remisé pour un temps l’impasse, avec le gouvernement d’urgence de la libérale Sophie Wilmès aux commandes. Si le rôle politique du roi s’est érodé au fil du temps, celui des partis politiques gagne en importance. La fédéralisation et la régionalisation du pays y sont pour beaucoup. Nous sommes loin de l’époque où Léopold Ier avait la main sur la politique étrangère belge du XIXe siècle. Le refus du roi Baudouin de signer la loi dépénalisant l’avortement nous parait également aujourd’hui impensable. Sans être devenue une monarchie protocolaire (ce que réclament plusieurs partis, principalement au nord du pays), l’institution tend à perdre en importance. Pour certains (plutôt au sud du pays, cette fois), elle demeure un symbole fort, un symbole d’une Belgique qui cherche encore et toujours son identité.
Citons ensuite un épisode « heureux », qui à première vue relèverait de la sphère privée. Le 25 octobre 2019, la princesse Elisabeth, fille du roi Philippe et héritière du trône, fêtait ses dix-huit ans. Celle qui est destinée à devenir la première femme à la tête de l’État devenait majeure. Ce fut l’occasion d’organiser des festivités qui devaient célébrer la jeune fille. La presse et la télévision ont mis en lumière ces réjouissances (avec participation d’une ancienne candidate du télécrochet The Voice) auxquelles participaient également les anciens souverains, grands-parents d’Elisabeth. Un symbole de continuité dynastique. L’image du roi Philippe, ému et fier, écoutant le discours de sa fille a dû toucher le cœur sensible de plusieurs Belges. Tout avait été fait pour qu’il en soit ainsi. Il fallait offrir aux patriotes une image sympathique de la famille royale. Car l’image, ça compte. Si par le passé on laissait les princes et les princesses à distance, les faisant baigner dans un halo mystérieux, on préfère aujourd’hui en faire des gens proches du peuple, des gens « comme les autres ». Autrefois, on devait admirer (et souvent craindre), aujourd’hui, on doit aimer avec bienveillance (et un brin de respect). Une évolution qui ne date pas d’hier. Avant la Première Guerre mondiale, le roi Albert, premier du nom, et son épouse Elisabeth se faisaient déjà photographier dans leur intimité. Photographies reproduites en cartes postales ou sur des boites de biscuits, qui devaient agir comme une gentille propagande monarchiste après le règne du détesté Léopold II. À côté de l’image du roi courageux et vaillant, prêt à en découdre avec les ennemis de la nation, celle de la reine infirmière, consolatrice et sensible au sort des plus faibles en devenait un complément indissociable. Actuellement, l’image de la famille royale est prise très au sérieux. Pour que toute la machine fonctionne correctement, le service Médias et communication du Palais royal travaille d’arrachepied. Si on tend à présenter le roi et sa famille comme des gens presque ordinaires, il faut aussi éviter tous les faux pas. Pourtant, lors de cette crise sanitaire, l’opinion publique aura sans doute été surprise par une communication pas toujours efficace. La famille royale saluant les Belges confinés depuis le vaste parc de Laeken, était-ce vraiment une bonne idée ? Les discours du roi Philippe (à tous les Belges) et de la reine Mathilde (aux « jeunes ») ont paru plus décalés qu’à propos. Les images des souverains visitant des unités de soins à Liège ont corrigé le tir.
Ces derniers mois, l’institution monarchique a encore fait parler d’elle pour une autre « affaire privée ». Mais peut-on parler de « privé » lorsqu’il s’agit de personnages publics ? Après des années de procédures, le roi Albert, ancien souverain régnant et père du roi Philippe, a fini par reconnaitre dans une lettre rendue publique la paternité de Delphine Boël. La jeune femme est le fruit d’une relation extraconjugale, alors qu’il n’était encore que prince de Liège et frère de roi. Dans cette affaire, Albert s’est révélé être un homme comme les autres, avec ses failles et ses ennuis, empêtré dans une histoire qui fut révélée au grand public par un jeune auteur néerlandophone en 1999. Dans les médias, beaucoup ont pris la défense de la fille cachée. La lettre du roi reconnaissant sa paternité du bout des lèvres a été publiée et on lui a reproché son manque de « chaleur ». Fallait-il que le roi écrive : « Oui, ma chérie, c’est bien moi ton papa » ? Ne demande-t-on pas ici à Albert ce que d’aucuns ne pourraient faire dans une semblable position ? On oublie que le roi est marié et qu’il a sans doute dû ménager ses relations « légitimes ». Cette affaire Boël a suscité de nombreuses interrogations, relayées par les médias. Quel sera à présent le patronyme de Delphine ? A-t-elle droit à un titre ? Entrera-t-elle dans l’ordre de succession au trône ? Mais retenons aussi cet élément : d’après des sondages, l’affaire a écorné l’image de l’ancien souverain et de la monarchie en général. En effet, les Belges veulent que leurs souverains soient exemplaires en tant que chefs de l’État, mais aussi en tant que citoyens. Vie privée et vie publique se mêlent. Il est bien difficile d’être un roi et un homme comme les autres, surtout lorsque la population porte sur vous un regard très moralisateur. C’est aussi le cas des hommes politiques à présent.
Dans ce dossier, divers thèmes sont abordés. Ils touchent tous à l’image de la monarchie. Divers auteurs et historiens se sont penchés sur la perception de la royauté auprès du grand public, sur la manière dont elle se met elle-même en scène, mais aussi sur un point pas toujours très clair dans la tête des Belges, celui de l’identité des membres de la famille royale. Henri Deleersnijder dresse pour nous un portrait évolutif du roi Baudouin à travers la presse de son époque. On verra que les médias ont construit l’image d’un souverain digne d’un roman. Les Cobourg, les princes Saxe-Cobourg, les princes de Belgique… autant de noms ou de titres utilisés lorsqu’on évoque la famille royale, mais sont-ils exacts ? Claude de Moreau fait le point sur le patronyme des membres de la famille royale et balaie des idées qui ont la vie dure. Quelle place occupe la monarchie dans l’espace public ? Qu’est-ce que cela révèle sur notre rapport à la dynastie belge ? Chantal Kesteloot fait le point. Enfin, Anne Morelli analyse les valeurs défendues par les monarchies actuelles. Nous verrons si elles ont évolué avec leur temps ou pas. L’époque des « rois remparts de la nation » et des « reines infirmières » est-elle révolue ?